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Extrait de l’entretien littéraire de Joseph Andras du 20 avril 2021, Par Ellen Salvi [Médiapart] 

Vous écrivez que nous gagnerions à nous demander chaque matin comment la devise républicaine, « sentence de Desmoulins, des quarante-huitards et des communards », a pu « finir à la boutonnière des notables et des soudards ». Alors nous vous posons la question…

C’est tout de même une drôle d’histoire : la République, en France, c’est 1792. La République est révolutionnaire, elle n’est même, alors, que ça. Même si le drapeau tricolore est du côté des versaillais en 1871, la plupart des communards en appellent à la République – l’authentique, l’achevée, la « sociale ». Où en somme-nous à présent ? « Républicain » est le masque fleuri de la matraque et des gros sous. On n’est, semble-t-il, jamais aussi bon « républicain » que lorsque qu’on marche sur une minorité de croyants – les musulmans, en l’occurrence. C’est la République sans la Révolution : une république contre-révolutionnaire. Sanctifiée car bien installée, vidée de toute portée car aux mains des puissants, dépouillée de sa force subversive car soucieuse de dominer.

Culte des institutions, démocratie réduite à sa pure expression bourgeoise, universalisme compris comme un char d’assaut. Marine Le Pen est républicaine, Philippot est républicain, même le Vendéen de Villiers a désormais des frissons : ils se frottent tous le ventre au grand banquet. En l’état actuel des choses, il n’y a rien à attendre de ce mot. « République » tout court, au mieux c’est une bulle dans l’eau, au pire c’est du fumier drapé. Je vous le dis non sans une sorte de pincement au cœur, me sentant lié à cette histoire. Quand j’entends « citoyen », j’entends d’abord les sans-culottes s’interpeller dans les assemblées des sections – pas l’espèce de chose flasque qu’on appelle « discours citoyen »« quartier citoyen »« couscous citoyen » ou, bientôt, « LBD citoyen ».

Quand on voit qu’Emmanuel Macron l’a utilisé comme titre de son livre programmatique, le mot « révolution » a-t-il encore un sens ? Lequel revêt-il pour vous ?

C’est une question compliquée. Je veux dire, ce qu’il faut faire des mots salis. Doit-on garder « socialisme » après les crédits de guerre votés par le SPD allemand en 1914 ? « Communisme » après Douch et son programme de tortures ? « Démocratie » après Bush et Blair ? « Féminisme » après Femmes puissantes de Léa Salamé ? Faut-il les abandonner, en trouver de nouveaux, les laver puis les brandir avec orgueil ? Il n’y a que dans les dictionnaires que les termes soient intacts. À l’air libre, ils ont tous du noir sous les ongles.

 

Macron prêterait à rire si son pouvoir n’avait pas le sang des « gilets jaunes » sur les mains. Les grands médias ont été ses manageurs : on saura se le rappeler. « Révolution » a, dans sa bouche, la même valeur que tout ce que son régime produit : des sons sans interactions avec ce qu’ils sont censés recouvrir. Lallement cite Trotsky, Blanquer assimile la théorie féministe au terrorisme islamiste, Darmanin reproche à Le Pen sa mollesse et Castaner écrit des haïkus sur les mouettes entre deux dénégations des violences policières. « Révolution », donc.

Ce que je continue d’y entendre ? Rien que de très banal : la possibilité d’un mieux-vivre pour le plus grand nombre. Manger convenablement, emmener ses gamins en vacances, soigner ses dents comme il faut, ne plus baisser les yeux devant un supérieur hiérarchique, discuter collectivement du travail produit, ne pas redouter les factures d’eau et d’électricité, être une femme et marcher tranquillement dans la rue à 2 heures du matin, être un homme noir ou arabe et marcher sans être harcelé par la police, libérer l’espace public de l’occupation publicitaire, bénéficier d’une information qui ne soit plus aux mains des riches – et n’avoir plus de riches du tout, vu ce qu’ils font des écosystèmes. C’est à peu près ça, une révolution. C’est finalement très modeste.

Seulement voilà : les ennemis de l’égalité sont organisés. Et l’histoire est là pour nous l’indiquer : ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour démolir cette aspiration populaire au mieux-vivre. Être fanatique, aujourd’hui, c’est croire que le compromis social-démocrate est en mesure de faire face aux enjeux climatiques. Être doux rêveur, aujourd’hui, c’est croire qu’on stoppera « l’innovation financière » par une succession de « mesures ». Le pragmatisme oblige à aligner deux idées de manière logique : empêcher le système terrestre de dérailler et, par suite, rendre la vie vivable au plus grand nombre, c’est faire la révolution. On a fait tomber l’Ancien Régime et l’aristocratie héréditaire ; reste à faire tomber le Nouveau Régime capitaliste fossile et l’aristocratie financière.

« Remettre les mots à l’endroit »

Où est la révolte aujourd’hui ? Qui sont les rebelles ?

Ils et elles ne manquent pas ! Je reviens sur les « gilets jaunes ». La France des incomptés, des sans-parts, des invisibles, des « territoires », des abstentionnistes, des perdants de la mondialisation : paf, la voici qui surgit. Et, en quelques jours, sans aucune structuration initiale, elle va droit au but : la vie chère, l’impôt sur la fortune, les salaires, la démocratie directe, les retraites. On parle de prendre l’Élysée et le pouvoir se fait littéralement dessus. Bien sûr, le régime macroniste les a matés. Mais c’est là, ça reste, ça restera. Il y a également la révolte écologique. La révolte féministe. La révolte antiraciste. Tout ceci ne constitue pas un bloc, une force de masse organisée, mais, en tout cas, tous nos espoirs s’y trouvent.

 

Manifestation contre la réforme des retraites, le 5 décembre 2019, à Paris. © Simon Guillemin/Hans Lucas via AFP

 

Le débat public est saturé par des discours visant à dénoncer une prétendue « tyrannie des minorités » et un certain « goût pour la repentance ». Quel rôle peut jouer la création littéraire face à de tels discours ?

Peut-être peut-elle, au rythme qui est le sien – car lire, c’est suspendre le temps médiatique, c’est retrouver goût au débat en faisant taire les éditorialistes –, remettre les mots à l’endroit. « Révolution », ce n’est donc pas briser les mâchoires du peuple révolté et crever les yeux de Jérôme Rodrigues et de Manuel T : ça, ça s’appelle « contre-révolution ». La « tyrannie des minorités », c’est une réalité – à condition de préciser un peu… Les 1 % les plus riches sont responsables de deux fois plus d’émissions carbonées que la moitié la plus pauvre de l’humanité. Les milliardaires du monde se partagent plus de richesses que 4,6 milliards de Terriens. Je suis donc d’avis qu’il faut combattre la tyrannie de ces minorités avec la dernière énergie.

Quant à la « repentance », c’est un mot intéressant : personne ne s’en réclame, mais les partisans de l’inégalité n’arrêtent pas d’en parler. Personne ne demande aux Français de mettre le genou à terre pour l’exécution des militants de Yên Bái. Personne n’attend des Blancs qu’ils se flagellent pour leur carnation et les crimes commis par les capitalistes blancs du siècle dernier. Les gens demandent généralement trois choses : la vérité, la justice et la dignité. La première, c’est dire ce qui a été comme ça a été ; la deuxième, c’est reconfigurer ici et maintenant l’ordre inégalitaire qui procède de ce passé ; la dernière, c’est prendre au sérieux la parole des héritiers de cette histoire et de cette mémoire désormais communes. Là, les écrivains ne seront pas de trop.

Pour les besoins de votre précédent livre, Kanaky, vous étiez parti sur place, au plus près d’Alphonse Dianou. Dans Au loin le ciel du Sud, vous traversez Paris, sur les traces du jeune Hô Chi Minh, qui s’appelait alors Nguyên Tât Thanh, et vous croisez d’autres colères. L’écriture nécessite-t-elle un ancrage au réel ?

Je me garderais bien d’universaliser mon cas. Mais le fait est que je n’ai pas un rapport de très grande proximité avec la fiction. Si je tâche de trouver l’artiste qui m’est le plus étranger, ce serait probablement Dali. Me coltiner le réel, les mailles du monde, c’est la seule chose que je sache faire. Alors, parfois, ça implique de joindre les jambes à la table d’écriture – Kanaky, oui, ou Au loin.

La littérature se doit-elle d’être politique ?

 

Elle l’est toujours, à vrai dire. La politique existe dès lors que deux personnes se croisent en chemin – car elles auraient pu ne jamais se croiser, car elles peuvent se saluer ou ne pas le faire. Dans cette incertitude, ce flottement, il y a, repliée, toute l’organisation d’une société. Qu’est-ce qui a rendu possible cette rencontre ? Qu’est-ce qui aurait pu l’entraver ? Pourquoi, à cet instant précis, en ce lieu-ci, en cette époque donnée, un individu a-t-il la possibilité – et toute possibilité est fruit d’une organisation collective – d’interagir avec un autre ?

Un Afro-Américain qui croise un Blanc dans le Tennessee en 1952, ce n’est pas un ouvrier-tourneur qui croise un magistrat dans un quartier populaire de Londres en 1910, ni une paysanne qui croise un tirailleur sénégalais dans le Var en 1914.

Donc toute production, toute œuvre, propose une politique. Cette création prolonge-t-elle le monde comme il va ? Lui offre-t-il de quoi s’appuyer, se renforcer, se justifier, s’épanouir ? Ou, au contraire, cette création cherche-t-elle à le bousculer, à le tournebouler, à lui faire mordre la poussière ? La littérature est politique jusque, et surtout, dans son refus de se dire politique. Chaque écrivain oriente ses écrits selon les ancrages sociaux, les aspirations et les objectifs qui sont les siens – chaque écrivain est donc « engagé » au profit d’un monde parmi d’autres.