Après un mois d’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, du « brouillard de la guerre » émerge une évidence : Poutine a échoué. Sa stratégie a été un désastre. Et il est de plus en plus clair, jour après jour, qu’il n’a pas de plan B. À l’instar de la plupart des dictateurs, il n’est pas visité par le doute et n’avait donc pas imaginé que la réalité pourrait résister à sa volonté. Et que l’énorme avantage que détenait la Russie sur l’Ukraine en matière de forces conventionnelles pouvait le trahir. Comme il n’a pas davantage jugé utile de soumettre son projet à des regards critiques avant de le mettre en œuvre, il est aujourd’hui seul responsable de son échec.
Si, comme le pense l’ancien directeur du Mossad, Ephraim Halevy, « sa menace de recourir à l’arme nucléaire révèle surtout son désarroi, son humiliation, sa colère face aux dommages massifs qui viennent d’être infligés à son prestige, à l’intérieur comme à l’étranger », on comprend mieux pourquoi depuis quelques jours certains de ses conseillers ou de ses diplomates testent auprès de leurs interlocuteurs étrangers des formules de sortie de crise acceptable. Et pourquoi il a fait annoncer vendredi par son état-major qu’il va désormais « concentrer le gros des efforts sur l’objectif principal : la libération du Donbass ».
C’est-à-dire de la « République populaire de Louhansk » et de la « République populaire de Donetsk », les deux enclaves contrôlées par les séparatistes russophones, dans l’est du pays. Repli que l’état-major essaie laborieusement de présenter comme une sorte de victoire en précisant que « les capacités de combat des forces ukrainiennes ont été réduites de manière importante ». Le tout en renforçant le siège de Marioupol, en multipliant les petits assauts dans la région de Kyiv (Kiev en russe) et en frappant les environs de Lviv. Comme s’il fallait montrer que, malgré tout, la guerre se poursuit. Ou consolider quelques-unes des positions établies en vue d’une éventuelle négociation de cessez-le-feu.
Mais la réalité du champ de bataille et du rapport de force politique et diplomatique est impitoyable pour sa morgue nationaliste. Malgré des frappes massives et indiscriminées de l’aviation, des missiles et de l’artillerie russes, qui ont semé la destruction, la mort et la terreur, transformant 10 millions d’Ukrainiens – soit un quart de la population – en réfugiés, à l’étranger, ou en personnes déplacées, aucun des objectifs assignés à son armée par Poutine lors de l’invasion du 24 février n’a été atteint.
En lançant 150 000 à 200 000 soldats à l’assaut de l’ancien « pays frère », en appelant les chefs de l’armée ukrainienne à se soulever contre leurs dirigeants et à s’emparer du pouvoir, le président russe comptait obtenir en quelques jours, sinon en quelques heures, un contrôle total du pays et de sa capitale. Il semblait même convaincu de pouvoir alors contraindre le chef de l’État et le gouvernement – ou de nouveaux dirigeants installés par l’armée russe – à amender la Constitution pour proclamer la neutralité de l’Ukraine, accepter la démilitarisation du pays, reconnaître la Crimée comme un territoire russe et l’indépendance des républiques séparatistes de Donetsk et Louhansk.
Rassemblés derrière leur président Volodymyr Zelensky devenu chef de guerre et héros national, les Ukrainiens, aidés par l’Union européenne, les États-Unis, l’Otan et l’ONU ont opposé à la force d’invasion russe une résistance ingénieuse et courageuse qui a su trouver en quelques jours les faiblesses de l’énorme machine de guerre russe. Et les exploiter avec une habileté et une efficacité surprenantes.
Enlisée dans ses vieux schémas tactiques, paralysée par une logistique défaillante, un réseau de communication d’un autre âge et la combativité médiocre de conscrits enrôlés dans une guerre aux enjeux nébuleux, la force d’invasion russe, qui dispersait ses efforts sur une douzaine de cibles, en a abandonné la plupart.
Samedi, après quatre semaines de combats qui, selon un article de Komsomolskaïa Pravda vite retiré, ont fait près de 10 000 morts dans ses rangs, dont au moins cinq généraux, l’armée russe ne contrôlait qu’une seule ville, Kherson, où une contre-attaque ukrainienne était en cours. Et assiégeait Marioupol, sur la mer d’Azov, bombardé depuis des semaines, où la frappe russe sur le théâtre qui servait d’abri aurait fait près de 300 morts.
Paris négocie actuellement avec le Kremlin une opération humanitaire organisée avec la Grèce et la Turquie, destinée à évacuer ceux des 150 000 habitants prisonniers des ruines de cette ville portuaire dévastée qui souhaiteraient partir.
Des pertes inédites à l’échelle des dernières décennies
Il est évidemment peu probable que Vladimir Poutine admette sa responsabilité dans ce désastre stratégique qui a plongé la Russie dans un isolement diplomatique inédit et son économie dans une crise historique. « Tout se déroule conformément au plan », répète Poutine dans ses commentaires publics. « C’est exactement le contraire qui se passe, confie au New York Times l’analyste militaire russe Pavel Luzin, ancien conseiller de l’opposant emprisonné Alexeï Navalny. Il y a des décennies que les armées soviétique et russe n’ont pas eu de telles pertes dans un temps aussi court. »
Confirmation que tout ne se déroule pas conformément au plan : le général Yershov, qui devait s’emparer de Kharkiv, a été limogé ; le responsable du FSB (successeur du KGB) chargé de recruter des agents en Ukraine a été mis aux arrêts, ainsi que son adjoint. Même le ministre de la défense Sergueï Choïgou, pourtant proche de Poutine et en fonction depuis dix ans, a semblé en difficulté. Il est réapparu samedi en public après avoir « disparu » pendant une dizaine de jours.
Comment un chef d’État souvent dépeint en décideur froid et calculateur, qui soupesait tous ses choix avec une prudence extrême, a-t-il pu se lancer dans une aventure aussi désastreuse pour lui comme pour son pays, aventure dont il cherche aujourd’hui, désespérément, mais sans l’avouer, à s’extraire, mobilisant amis et partenaires diplomatiques pour passer des messages ?
L’actuel directeur de la CIA, William Burns, qui a été de 2005 à 2008 ambassadeur des États-Unis en Russie, connaît bien Poutine et son monde. Il a livré au début du mois, devant la commission du renseignement de la Chambre des représentants, un témoignage qui répond assez précisément à cette question. Et jette une lumière inquiétante, non seulement sur la personnalité du président russe mais aussi sur la nature et le fonctionnement du pouvoir.
« Depuis des années, estime-t-il, Poutine est déterminé à dominer et contrôler l’Ukraine, habité par un mélange incendiaire de reproches et d’ambition. Et, ce qui est aujourd’hui plus important que jamais, il a créé autour de lui un cercle de conseillers de plus en plus étroit, devenu plus étroit encore à cause du Covid. C’est un système qui ne facilite pas les carrières de ceux qui mettent en doute ou discutent son jugement. Poutine est donc entré en guerre convaincu que la Russie bénéficiait d’une situation favorable. À ses yeux, l’Ukraine était faible, facile à intimider. Les pays européens susceptibles de l’aider avaient d’autres soucis. L’Allemagne était aux prises avec la succession d’Angela Merkel, la France, en pleine campagne électorale. C’était le moment idéal.
Sauf que sur quatre points essentiels, ses évaluations étaient totalement fausses :
- Il estimait que l’armée russe, qui avait bénéficié depuis la guerre de 2008 en Géorgie d’une sérieuse mise à niveau, était devenue beaucoup plus moderne et professionnelle. Ce n’était pas le cas. La Russie, apparemment, ne s’est pas encore débarrassée de l’héritage soviétique. Les informations optimistes en provenance du terrain ne sont pas toujours vraies. Ce qui ne les empêche pas de faire leur chemin jusqu’au sommet.
- Il pensait donc que l’armée russe occuperait Kyiv en 48 heures et jugeait que l’Ukraine ne lui opposerait qu’une très faible résistance, militaire comme civile. Il était même convaincu que Volodymyr Zelensky fuirait pour sauver sa peau. En fait, après deux semaines de combats, l’armée russe n’avait toujours pas réussi à encercler la ville. Par ailleurs, l’idée, avancée par les services de renseignement militaires et son service de sécurité, d’envoyer à Kyiv un commando des forces spéciales tchétchènes pour assassiner Zelensky s’est avérée désastreuse. Les services de renseignement ukrainiens se sont révélés très efficaces. Plusieurs tentatives d’attentat contre le président ont été déjouées et un certain nombre de membres du commando ont été capturés ou tués.
- Au vu de la modestie des sanctions imposées par l’Occident après les combats du Donbass et l’occupation de la Crimée, il pensait que les réserves financières qu’il avait accumulées lui permettraient de faire face à une crise de même nature. Il n’avait pas prévu que le conflit prendrait une tout autre dimension. Il n’avait pas prévu non plus que les centaines de milliards de réserves de change seraient gelées à l’étranger et que les dommages infligés à l’économie russe seraient sévères et s’aggraveraient de jour en jour.
- Poutine ne croyait pas que Biden et les dirigeants de l’Union européenne s’entendraient aussi facilement pour agir ensemble face à la Russie. Il pensait notamment que Biden tolèrerait la conquête militaire par la Russie d’une petite partie de l’Ukraine. »
Après avoir entraîné son pays dans une guerre qu’il ne peut pas gagner et qui le ruine à cause de ses ambitions impériales et de ses évaluations erronées, que peut faire Poutine ?
Du bluff
Continuer, y compris en invoquant de nouveau la menace de son armement nucléaire tactique, pour dissuader les pays amis de l’Ukraine d’accentuer leur aide et de livrer des armes « offensives » (avions, hélicoptères de combat, chars d’assaut, missiles sol-sol ou air-sol) ? Les responsables du renseignement américain qui accompagnaient William Burns lors de son audition par la commission du renseignement ne semblent pas être alarmés par cette hypothèse. « Poutine n’est pas fou, a assuré l’un d’entre eux. C’est un interlocuteur rationnel, cruel mais pas psychopathe. »
« Lorsque Poutine a annoncé la mise en alerte de ses forces nucléaire, a confié de son côté Avril Haines, directrice nationale du renseignement, chargée de coordonner l’activité de la vingtaine de services des États-Unis, ce qui s’est passé était très inhabituel. Contrairement à ce que nous pouvons constater en pareil cas, nos services n’ont relevé aucun signe d’activité ou de mobilisation des unités concernées. » En d’autres termes, l’annonce de Poutine n’aurait été qu’un bluff destiné à dissuader les Occidentaux d’accroître leur aide à l’Ukraine.
En Israël, où le gouvernement joue un jeu complexe face à cette crise car les militaires veulent préserver leur « coordination tactique » avec leurs collègues russes dans le ciel syrien, tandis que les diplomates ne souhaitent pas fâcher l’allié et protecteur américain, les familiers du dossier russe estiment que Poutine cherche une issue de secours qui lui permettrait de ne pas perdre la face. Ils n’écartent pas l’hypothèse de servir de médiateurs. Mais ils constatent aussi que le président russe multiplie, ces derniers temps, les signes contradictoires.
« Il fait savoir, note l’un d’entre eux, qu’il a relevé des “changements positifs” dans les positions ukrainiennes, tout en précisant qu’il est “prêt à arrêter la guerre si ses objectifs sont atteints”. Et il annonce qu’il envisage de recruter 16 000 “volontaires” syriens ».
« Au fil des années, Poutine a perdu le contact avec la réalité, confie à Haaretz le psychologue israélien Shaul Kimhi, qui a étudié, pour les services de renseignement militaire de son pays, les profils de nombreux dirigeants arabes. Il est comme tous les autres dictateurs restés au pouvoir trop longtemps. Il finit par être habité par le soupçon, le mépris des autres, la conviction qu’il est le seul qui compte, une vision tordue de l’histoire et une autosatisfaction envahissante. Ce qui le conduit à des décisions irréfléchies et à des erreurs stratégiques. »
La diplomatie, en d’autres termes, a peut-être encore un rôle à jouer dans ce conflit, à condition de prendre garde aux « décisions irréfléchies » et aux « erreurs stratégiques ». À condition, surtout, de proposer une solution mutuellement acceptable avant que le président russe n’ait pu imposer son propre projet : un pays coupé en deux, sur le modèle de la Corée qui, après sa division, connut trois ans de guerre.